Les Grigris de Sophie ce sont bien sûr des broches, des colliers et des sacs … mais c’est aussi un blog !

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Mais c’est aussi un blog ! Un blog dans lequel je parle de CEUX et de CE que j’aime …
HHHHHHHHHHHHHHHHHHHH
Vous trouverez ici des artistes, des lieux insolites, des recettes, des films, des expositions, des musiques, des spectacles, des photographies d’amis ….
Tout ce qui rend la vie meilleure, tout ce qui rend ma vie meilleure !

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dimanche 18 novembre 2012

MARIE MOREL : "PEINDRE A LIVRE OUVERT" D'ANAIS FRANTZ

Je remercie aujourd'hui Anaïs Frantz, pour son prêt généreux, ce splendide texte "Peintures de Marie Morel" sur les Grigris d'aujourd'hui .
C'est un texte, certes un peu long pour un blog, mais ceux qui aiment l'artiste le liront avec enthousiasme car c'est un texte passionnant  .

Je remercie aussi Marie Morel et Brigitte Laureau (galeriste et éditrice de cet ouvrage précieux, remarquablement illustré par les photographies de Pierre Morel ) pour leurs accords sans hésitation et ces oui sans réticence qui font chaud au coeur ...



MARIE MOREL : PEINDRE À LIVRE OUVERT


« […] la lecture ne procède pas autrement. Elle écoute en regardant »

Jacques Derrida,
Mémoires d’aveugle.
 L’autoportrait et autres ruines



Il y a l’art qui donne à voir, la peinture, et l’art qui donne à lire, la littérature. Il y a aussi l’art qui donne à toucher, ce que les musées interdisent généralement, sauf aux personnes aveugles, comme la sculpture.

Le cinéma donne à voir, à entendre, comme la musique, et parfois à lire, si le film est sous-titré.

Une tradition graphique venue des arts très anciens, certains affirment qu’elle descendrait de l’art pariétal, et que l’on retrouve aujourd’hui sous la forme de la bande dessinée, le « neuvième art », donne à voir et à lire.

La peinture de Marie Morel aussi. Mais à la différence des bas reliefs des temples égyptiens, de la frise qui court autour de la colonne Trajane, ou de la Tapisserie de Bayeux, la succession des images qui composent chaque tableau de Marie Morel n’est pas à proprement parler narrative. Sauf exception : le cas de Michel
Louise  créé en collaboration avec Pascal Quignard en 2005. Je veux dire qu’elle n’est pas organisée de façon à raconter une histoire. Elle raconte : intransitivement. Ça raconte. Je dirais même que ça parle. Ça parle, ça murmure, ça crie. Ça vit. Dans tous les sens et en tous genres.



LE TABLEAU DE L’INTRANQUILLITÉ

Le tableau intitulé Les Mystères de la vie (2006) déploie sur 220 x 220 cm une série d’oiseaux, des bouquets de deux, trois, quatre oiseaux vus de biais, de sorte que le corps de l’un des oiseaux recouvre celui du ou des oiseaux auxquels il est accolé. Les ailes sont ouvertes ou repliées. La tête est peinte de profil. De loin on pourrait les prendre pour des bouquets de fleurs aux pétales blancs et roses sur fond gris. Mélange des genres : végétal, animal. On pourrait aussi, de plus loin, voir un tableau abstrait. Mélange des registres : figuratif, non figuratif.

Chaque bec ouvert crache une phrase à la manière des phylactères, ces banderoles qui sortent directement de la bouche des personnages dans la peinture médiévale ou renaissante. On lit : « interroge toi » (sic) ; « l’esprit s’envole » ; « je veux vivre » ; « sortir du néant » ; « les contractions de l’univers ». On peut lire ces phrases comme appartenant au groupe d’oiseaux et son bouquet de phrases, au sein duquel elles sont énoncées : « fuir le néant dans la pulsion de vie » et « S’échapper de la mort » par exemple, ou encore « hurle un cri au silence de l’indicible », « le chant du souffle des âmes » et « respire l’invisible ». Or le sens dans lequel il faudrait lire ces phrases reste indécidable.

Dans le cas du premier exemple, l’habitude occidentale de lire de haut en bas est bousculée par la majuscule qui commence la phrase de l’oiseau situé plus bas sur la toile (« S’échapper de la mort »), ce qui incite soit à lire de bas en haut (« S’échapper de la mort/fuir le néant dans la pulsion de vie »), soit, de haut en bas, à séparer par un point les phrases des oiseaux accolés (« fuir le néant dans la pulsion de vie/S’échapper de la mort »). Dans le cas du deuxième exemple, les trois phrases semblent correspondre, le texte invoquant le souffle voisé : le « cri », le souffle métaphorique : « souffle des âmes », et le souffle pulmoné : « respire ». Mais chacune de ces phrases, d’une part peut être intervertie dans l’ordre de la lecture, d’autre part est susceptible de répondre à une phrase issue d’un autre groupe : « comment tout sentir ? » pourrait ainsi enchaîner sur « respire l’invisible » et « hurle un cri au silence de l’indicible » commuter avec « fuir le néant d’avant la vie ».

Il y a phrase donc : énonciation, souffle, voix, cri, mais pas uniquement discursive. Le texte mélange les discours : linguistique, graphique. Car l’organisation du tableau joue avant tout sur la succession des images qui représentent des bouquets d’oiseaux.

Ces images ne s’en tiennent pas à un règne, humain, animal. Le ventre de l’oiseau de devant découvre une poche embryonnaire humaine. La fente rose du sexe est parfois redoublée, à l’extérieur du corps, révélant un autre corps femelle, ou féminin, déroutant l’attente du couple que formerait chaque groupe : femelle-mâle ou masculin-féminin. Les couples, trios ou quatuor d’oiseaux, ne sont pas réduits à une binarité. Ils sont multiples. Non seulement au niveau du sexe, plus d’une femelle au lieu de femelles-mâles, mais encore au niveau du genre : non pas « animaux » ou « humains » mais picturaux.

Une articulation inédite est en outre produite par le jeu de plumes qui scande le tableau. Les oiseaux, je l’ai dit, ouvrent leurs ailes, découvrant le ventre en travail de la femelle vue de biais. La queue et les ailes agitent leurs plumes. L’agitation féconde le tableau de différents motifs : petites plumes supplémentaires, tourbillons, gouttes, grains. Le fouillis est tempéré par la présence de grandes plumes, d’une échelle supérieure, relevant d’un autre rythme visuel, qui séparent les différents groupes d’oiseaux. Ces grandes plumes, plumes d’oiseau et instruments d’écriture et de dessin, font le pont entre l’animal, l’écriture et la peinture, mais sans passer par l’humain. Le discours des oiseaux n’est pas un discours humain. Il est issu du ventre du tableau. Il est produit par le travail de la plume, pinceau, stylo.

Ce travail ne s’en tient pas au trait, au graphe. Il comprend le geste, la main. Il hybride la toile par la présence d’objets, bouts de ficelle, plumes d’oiseau, corps étrangers, rebus de quotidien.

Les Mystères de la vie génère ainsi un surplus de genres en tous genres : genres artistiques, peinture et écriture. Genres biologiques : animal et humain. Genres sexuels : plus que féminin. Par ailleurs, la lecture ne suit pas un ordre linguistique : elle déchiffre un discours pictural. Ce discours déjoue le sens des phrases, leur direction et leur signification, obligeant le spectateur-lecteur à s’abandonner à la recherche du sens (signification et sensations) que la toile appelle : sens existentiel, « pourquoi vivre pour mourir ? » ; connaissance charnelle, « Sensations des forces invisibles ». Sens en tous sens : « quel est le sens à tout cela ? ».

Le trouble que provoque la perte de sens – direction du regard, sens de la lecture – et du sens – signification des phrases, interprétation des images – conduit le spectateur-lecteur vers l’harmonie intranquille de la peinture de Marie Morel : où la recherche d’une forme artistique fusionne avec la recherche d’un sens existentiel.



« l’immensité me perd
 le sang du mystère
 coule aux nervures
de la connaissance.
 l’esprit s’envole »
 (Le Mystère de la vie)



« PEINDRE L’INDICIBLE »

Marie Morel invente un langage, c'est-à-dire un système de signes graphiques qui permet d’établir une communication. Cette communication est de nature artistique : elle convoque les sens avant que de produire un sens. Elle parle dans tous les sens : contrairement à la « narration visuelle » dont discute Will Eisner au sujet de la bande dessinée par exemple, la peinture de Marie Morel n’oriente pas l’ordre d’une lecture. Le tableau expose tout à la fois. Le spectateur, qui est intimé à être aussi un lecteur, est d’abord submergé par l’afflux de sens en tous sens que convoque et génère la toile.

La découverte d’une toile de Marie Morel équivaut à ce que serait, pour un lecteur, la prise de connaissance d’un coup de La Recherche du Temps perdu de Marcel Proust : il y va d’un surplus et d’une perte. Il y va d’un impossible. Il y va avant tout d’une jouissance.

Je ne parle pas du malaise que ressentit Stendhal en sortant de l’église Santa Croce à Florence, après avoir découvert les chefs-d’œuvre de la peinture italienne, et que l’on a nommé depuis « le syndrome de Stendhal ». Je parle de la communication propre au langage très singulier de la peinture de Marie Morel. Il ne s’agit pas tout à fait non plus de ce que l’on appellerait en littérature un « idiome », c'est-à-dire une manière d’utiliser la langue spécifique à tel écrivain.

L’Espace intérieur (2004) était déjà scandé, comme Les Mystère de la vie et son pendant, Les Mystères de la mort, par le motif de la plume, cette fois moins exploité en tant qu’appendice vivant que comme objet ramassé. La plume est en effet à la fois un objet organique, à l’instar des brindilles, bouts de bois, feuilles et mousse végétale qui se retrouvent collés dans les cases du tableau, et un objet artificiel comme le sont les boutons, perles, allumettes, bouts de ficelle et morceaux de dentelle avec lesquels elle cohabite. La plume est surtout un instrument d’écriture et de dessin. Et de fait, aux objets que la toile accueille, à la manière dont le bestiaire collectionne les représentations d’animaux ou dont l’herbier rassemble des plantes séchées, sont juxtaposés des morceaux de textes et des fragments de dessins. La plume convoque ici le genre littéraire du journal intime auquel Marie Morel invente en quelque sorte le pendant pictural.

Le « journal », selon le Littré, recueille « ce qui est relatif à chaque jour ». L’Espace intérieur est en ce sens un « journal de la création » à l’instar de celui de Nancy Huston. La toile rapporte « la vie matérielle » de la création picturale à la manière dont Marguerite Duras raconte « la vie matérielle » de l’écriture littéraire. Or, à la différence du journal littéraire, l’organisation n’est pas temporelle, c'est-à-dire chronologique. Elle est spatiale. C’est : « l’espace intérieur ». C’est aussi « l’expérience intérieure », à l’enseigne de Georges Bataille, où le temps du récit est supplanté par l’événement de l’œuvre : « miracle » ; « OUI » ; « l’imprévu plaisir ».



" l’émotion est mon empire de connaissance je parcours mon  chemin en moi"
" Même c’est la pensée qui éclaire ma nuit et permet de peindre"
" Les mot sont sortis de ma mémoire des sens je vis ainsi je vis"


Le texte est écrit à la verticale de part et d’autre d’une grande plume collée sur le fond gris du tableau. Les mots « empire », « connaissance » et « mémoire » pendent comme des branches tombant du tronc dont tient lieu la plume. Le bestiaire, c’est-à-dire la plume d’oiseau, l’herbier – tronc de la plume, branches des mots –, et le journal intime, je veux dire le texte, font attelage. Ce texte ouvre sur des lectures multiples : on peut lire « l’émotion / les mots sont sortis… » comme j’ai lu ici « l’émotion / est mon empire… ». Ou encore « je vis / de peindre » plutôt que « je vis / ainsi je vis » et « la pensée qui éclaire ma nuit et permet / de peindre ». Le texte est livré en travail, l’intimité du discours, à savoir l’agencement syntaxique des mots, en émois.

Le motif de la plume assume donc l’organisation spatiale de ce journal intime ouvert. Il permet d’articuler la réalité concrète que sont le geste, la main, le corps à corps avec la matière, ci-dessous « la couleur » et « la palette », autrement dit « le visible », avec la dimension immatérielle : le rêve, le désir, la pensée, la recherche, ci-dessous « l’indicible ». Il permet de faire le lien entre le journal intime et l’exposition de la toile, c'est-à-dire entre l’écriture et l’invisible – la peinture et l’indicible – l’exposition et le secret :



« Peindre l’indicible,  utiliser pour cela la couleur la moins colorée de la palette tel un voile tel un voile
que l’on soulève sur une brume où l’on devine les images intérieures des sensations d’image des réflexions d’image des rêves d’image un espace imagé »



La distribution en miroir de la phrase « tel un voile/tel un voile » suggère l’impénétrabilité du tableau dont le dedans est dehors, dont l’intimité est à chercher dans la lecture des mots. Chaque répétition du mot « image » (« les images intérieures/des sensations d’image/des réflexions d’image/des rêves d’image/un espace imagé ») cogne contre le fond qui est la surface du tableau, forçant le voile de la peinture, tentant de faire surgir de la « brume » noire, grise et blanche de la case le secret de l’art.

Ce secret est disséminé par le découpage de la toile en multiples cases, il est à la fois livré au spectateur-lecteur et voilé par le surplus des cases et des sens sollicités : significations, directions, sensations. Le secret est une méthode (hodos : le chemin, la voie) et non un objet en soi. Le secret est un essai : à la manière de Michel de Montaigne, il invite le spectateur-lecteur à s’y prendre, à s’y reprendre, à se perdre dans les méandres de la création :



« les pauses du chemin »
 « multiplier »
 « sentir »
 « beaucoup travailler »
 « réfléchir »
 « grandir au fur et à mesure »
 « œuvre de soi »

Le secret est un rapport : « attacher l’intime » ; « coïncidence instinctive » ; « l’orgasme peint ». C’est une trouvaille (trouver, trope, composer). Il émerge du travail de la toile, à la fois création et procréation. Où la vie de l’œuvre et la vie à l’œuvre se confondent : « l’art de vivre », « poésie du bonheur » ;
 « l’espace peint ».

Cette double inscription de la plume, outre sa découpe visuelle en négatif du texte, métaphorique et organique, littéraire et littérale, correspond au double regard que le spectateur-lecteur porte sur le tableau : regard de spectateur et regard de lecteur. La plume tient la croisée entre la dépouille, c’est-à-dire le rebut, la trace, l’expression « laisser ses plumes », la vie matérielle du tableau ; et l’envol (« saisir son envol ») : l’expression « léger comme une plume », la libération de l’âme, la liberté de l’esprit, l’événement du tableau.

Cet événement est de l’ordre d’un dévoilement. Jean-Luc Nancy parlerait d’expeausition : la mise à nu de l’« espace intérieur ».



" Espace intérieur perdu dans le temps. Fossilisation des sensations naissantes gravées dans la mémoire
émotive, l’être se porte en lui même dans un autre royaume impalpable".

"La plume caresse le désir m’excite l’espace se remplit d’ orgasmes et explose comme un feu d’artifice dans les draps de brume, d’où vient la peinture ? d’où vient la peinture ? "
L’expeausition de la peinture met sans dessus dessous, ni avant après, ni dedans dehors, d’une part la logique narrative, la représentation ; d’autre part l’ordre de la pudeur et de l’émotion auquel touchent les genres de l’intime. L’immémorial, qui devient chez Proust le « perdu » ou le « jadis » chez Pascal Quignard, ne précède pas non plus, chez Marie Morel, le tableau. La toile garde, « gravées », incrustées, les « sensations naissantes » (je souligne). Elle partage la jouissance d’une exposition, « explos[ion] », intérieure. Elle livre le secret d’une origine à l’œuvre, en travail, tâtonnante : « d’où vient la peinture ? d’où vient la peinture ? ».

Le spectateur-lecteur se trouve face à un livre ouvert. Ce n’est pas seulement que la succession des cases fait penser à un livre étalé page à page éparpillé. La peinture de Marie Morel découvre la vie matérielle du discours que la littérature garde dans le retrait de sa forme ouverte-fermée. Elle invente une manière de donner à voir le secret de l’art. Elle trouve un moyen de donner à lire le travail de l’invisible. Au sujet de la bande dessinée Scott McCloud écrit : « l’art invisible ».

La langue de Marie Morel est picturale et poétique. Elle l’est à la fois et doublement. Le texte ne légende pas l’image et l’image n’illustre pas le texte. Le spectateur est appelé à être aussi un lecteur mais sans que sa position de lecteur n’empiète sur sa position de spectateur. Le spectateur est interpellé deux fois, une fois en tant que spectateur, une fois en tant que lecteur. Et cela : en même temps.

La peinture de Marie Morel est, si j’ose dire, absolument picturale, mais elle assume également un rapport poétique. Non pas au sens métaphorique par quoi l’on qualifierait une œuvre picturale de « poétique ». La dimension poétique de la peinture de Marie Morel est assumée au sens plénier. Elle produit un véritable lecteur, distinct du spectateur. Elle s’inscrit dans la tradition littéraire des écritures de soi issue de la poésie mystique et des confessions d’Augustin.

La peinture de Marie Morel travaille et est travaillée par une intimité littéraire.



LES PRÉSENTS DE LA PEINTURE

Il y a la peinture qui se regarde de loin, comme celle de Georges Seurat, et la peinture qui se regarde de près, par exemple les tableaux de Jérôme Bosch. Il y a aussi la peinture qui joue avec la distance et le regard, révélant différents états de la perception, telles les œuvres de Bonnard, de Monet . La peinture de Marie Morel se regarde de loin mais se lit de près.

Le spectateur qui s’approche d’un tableau de Marie Morel lève des voiles. Il entre dans une intimité. Il est soudain très proche. Il est devenu un lecteur.

Les Oiseaux dans les branches (2002), Le Reflet des oiseaux dans l’eau (2003) et L’Arbre est en fleurs (2004) invitent à cette expérience intime bien qu’à découvert, qui a lieu dans l’espace public de l’exposition des tableaux. Le secret des mots glissés cachés dans les feuillages, les plis, les reflets du tableau, chuchote, murmure, révèle, formule. Il parle à l’œil du spectateur-lecteur et le touche à l’oreille.

Pascal Quignard a mis au jour les « trois personnes de l’espace » dans la peinture de Marie Morel :

« De tout près c’est je, c’est hier, c’est ici. C’est pour ainsi dire le monde interne. C’est le labyrinthe où la mosaïque incruste ses scènes et inscrit ses noms. C’est le livre. Ici, on peut lire les phrases écrites. Ici, on peut entrer à l’intérieur du cadre de chaque saynète.

A mi distance c’est tu, c’est da, c’est là, en face. C’est l’ensemble des couleurs, l’équilibre des formes. C’est le tout se donnant d’assez près pour saisir l’ensemble et percevoir la nature de son contenu (mais plus assez près pour subir l’ascendant de chaque scène sexuelle, plus assez près pour pouvoir lire les mots qui entourent les figures qu’immobilise le désir au sein de chaque petit encadrement de branches mortes).

De loin, c’est il, c’est dort, c’est là-bas, surgissant dans le loin, à partir du loin. Ce sont les grands monochromes abstraits que j’admire tant, c’est la futaie, architecture où l’image se cache, prédateur à l’aguet, autre inconnaissable sur le point de bondir. »



Les trois personnes de l’espace conjuguent les présents de la peinture de Marie Morel.

De loin, c’est la pudeur de la toile. Elle suggère tout en gardant le secret du fouillis feuillu de la vie qui fourmille à perte de vue.

À mi distance, c’est la curiosité du spectateur qui distingue le texte de l’image mais ne déchiffre pas encore les mots.

De tout près, c’est la découverte de la lecture. Elle se conjugue à tous les modes du présent de la présence : l’infinitif (« S’échapper de son reflet/dans l’eau des rêves ») et l’impératif (« cherche toi » (sic)) dans Le Reflet des oiseaux dans l’eau ; l’indicatif dans L’Arbre est en fleur : « tu es mon rêve » ; « ton corps est si doux » ; « tu bouleverses ma vie ». Au présent grammatical s’ajoute alors le don de la phrase, autrement dit le partage de l’énonciation (« je »/« tu ») qu’actualise la déclaration : « tu es l’être le plus fabuleux ». Mais aussi la performativité « fabuleu[se] », l’élément phatique, l’envoi – l’envol. Cet envoi est de l’ordre de la révélation, d’un lever de voile, d’une apparition.

Le spectateur qui est devenu un lecteur a franchi les voiles de la pudeur ; il a dépassé le seuil de l’indécision ; il a été immergé dans la nudité de la toile.

« Ici », le tableau se livre. Il montre ses matériaux mêlés : perles collées, morceaux de tissu, branches incrustées. L’objet « plume » tient lieu de corps à l’oiseau dessiné. Le texte de crypte à l’hétérocliticité du décor.



Les présents de la peinture conjuguent la perception et l’intellection ; l’espace de la toile et la présence de l’hôte inconnu, ce lecteur révélé par l’événement du tableau.

Mais il suffit de reculer d’un pas pour retrouver le trouble de la distance entre chien et loup, reflet et réalité, vu et lu.

Il est toujours encore temps de désirer découvrir la toile en se laissant submerger par sa totalité inassimilable.



Offerte, la peinture de Marie Morel se réserve comme un livre ouvert.

Anaïs Frantz


(Marie Morel dans son atelier, photo Pierre Morel)

« […] quand on voit une peinture de Bonnard, plus tu t’approches, plus tu rentres dans une autre perception. Et surtout avec Monet. Quand on voit un Monet de loin et un Monet de près, c’est éblouissant » (Marie Morel dans Christian Lux, Entretien avec Marie Morel, éditions du Regard, 2009, p.38).


Pascal Quignard, « Les Trois personnes de l’espace » dans Marie Morel : Peintures, catalogue de l’exposition à la Halle Saint-Pierre à Paris de sept. 2009 à mars 2010, Éditions Chalut-Mots, 2009, p.8.


*** Les photos présentées ici sont extraites du livre mais n'apparaissent pas dans l'ordre de lecture du texte.
Elles ne sont pas très nombreuses, alors que l'ouvrage est parfaitement illustré .

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